Sunset Paradise

Avec six photographies d’Olivia Fougeirol. Exils, 141 p., 16 €

Le Monde des Livres

Par Fabrice Gabriel (29 avril 2022)

Sophie-Anne Delhomme avait fait paraître en 2010 un premier roman très personnel, Quitter Dakar (Rouergue), où l’on découvrait sa voix sensible, presque torturée parfois. On la retrouve aujourd’hui sur un autre continent, dans la ville dite « des Anges », pour un livre-dispositif qui joue avec force et subtilité de la forme fragmentée… Son titre, Sunset Paradise, laisse entendre un éden couchant, et c’est en effet un peu de la détresse humaine qui est saisie à Los Angeles à travers l’objectif de l’artiste Olivia Fougeirol, inspiratrice du livre, qui photographie depuis plusieurs années les figures de homeless et passants divers. Il en résulte un texte immédiatement captivant, dont on oublie volontiers les ambitions documentaires ou sociologiques pour retenir l’art de la miniaturiste accordant sa prose aux mille « choses vues » de la rue, harmonisant les pauses et mouvements de son écriture au rythme d’une ville-monde dont elle réussit à rendre les vérités ambiguës.— 

En attendant Nadeau
Les laissés-pour-compte de Los Angeles

Par Marie Étienne (23 avril 2022)

C’est l’histoire d’une écrivaine, Sophie-Anne Delhomme, qui croise une photographe, Olivia Fougeirol, une ville, Los Angeles, et son peuple de paumés. Elles se lient d’amitié. L’écrivaine écrit sur les paumés de la photographe qui sont aussi ceux de la ville.

On peut dire que c’est la photographe, Olivia Fougeirol, et ses photographies qui ont inspiré le livre de Sophie-Anne Delhomme. D’ailleurs, quelques-unes y figurent. Mais en même temps on ne peut pas dire que le texte de l’une illustre les photos de l’autre. Ou l’inverse.
Leur association a ceci de plus intéressant que la photographe, Olivia, est non seulement la stimulatrice du livre mais qu’elle en est aussi l’héroïne. Elle en est le personnage principal, ou fédérateur. C’est autour d’elle que s’organisent les figures d’un ballet, le ballet qu’est le livre, son sujet. Olivia est par conséquent à l’extérieur des pages aussi bien qu’à l’intérieur. Regardeuse et regardée. Instigatrice et reproduite. Maîtresse du jeu et manipulée, ou, du moins, car le mot est trop fort, captée à son tour, prise en photo par les mots et enfermée dans le livre.
Le projet et sa réalisation a cette première originalité. La seconde, c’est son organisation. Une série de fragments, qu’on peut dans un premier temps considérer comme des « pastilles », et puis finalement qu’on qualifie, si on les examine, si on les lit vraiment, de photographies écrites (en cela des rivales des clichés d’Olivia), celles d’un paysage urbain multiple, impossible à fixer autrement qu’en séparant, qu’en isolant au moins quelques-unes de ses composantes. À savoir, des humains en transit, sans abri, en quête d’une maison, et au moins de quoi vivre, ou survivre.
C’est pathétique et drôle. C’est tendre et c’est terrible. C’est une façon d’envisager la Cité des Anges sous un autre angle. Le titre le rappelle. Non pas, comme on s’y attendrait, Sunset Boulevard, mais Sunset Paradise, plus explicite encore. Le crépuscule d’un paradis, la fin du rêve. « Need a miracle », propose une pancarte tendue par un de ces paumés.
Les personnages semblent parfois sortis de nulle part. Ce qui est vrai, si nulle part est la marge dans laquelle ils survivent, dans laquelle ils paraissent parqués, sous un ciel envahi de corbeaux. En vérité, ils sont comme aimantés par certains lieux. Il y a l’autoroute, non loin de là la plage, la mer, le shelter dans lequel ils refluent pour dormir, et surtout le salon de coiffure en plein air, qui vient régulièrement s’y installer, couper gratis cheveux et barbes à femmes et hommes, enfants.
Olivia, la photographe, y trouve inspiration et matière à clichés. En fait, elle se sent proche d’eux, itinérante comme eux, « elle travaille sur la solitude, la sienne et celle des autres ». Elle n’a qu’un seul point fixe, qu’un objet qui la tienne, son appareil photo. « Elle serait morte sans l’art. »
Sophie-Anne Delhomme voit avec ses yeux à elle, à travers ses photos et probablement ses récits. On ne sait si elle-même a rencontré ceux dont elle parle. Mais peu importe, elle en parle si bien.
On fait, grâce à ses mots, la connaissance de ceux qui luttent encore : « Il est musicien. Ce qui est important c’est que son crâne soit bien rasé autour de son chignon blond. Il a toute la vie devant lui pour réussir mais il faudrait que ce soit maintenant. Il est fauché, c’est chiant. »
De ceux qui n’ont plus d’espérance : « Elle est arrivée là, toute seule, au bout de cette pelouse de terre et d’ordures, après un périple dans une géographie de ponts, de friches, de soubassements. Elle attend quelque chose, c’est écrit sur la pancarte qu’elle tient contre elle et qui fuit dans le rétroviseur. Anything. »
Des éblouis naïfs : « La plage est à deux blocs, blonde elle y court musique aux oreilles, queue de cheval qui danse, jambes dorées bondissant de son tee-shirt rose. »
Des animaux : « C’est un coyote, il est mort. À moins qu’il ne dorme, la bouche dégorgeant de groseille. À moins qu’il ne s’abandonne aux chauds rayons du soleil, allongé sur l’un d’eux, striant l’asphalte d’une large ligne rosée par le sang qui colore la fourrure de son ventre doux. »

David. Photo Olivia Fougeirol

Mais le plus renversant n’est pas là. « Olivia l’a vu la première. Elle raconte la stupeur, et même la peur qui a saisi l’assistance, elle a pensé Wouahou ! elle a pensé c’est lui, The One. » Pour elle, il est la beauté. « Le regard très bleu derrière ses lunettes noires, grimaces, figures tourmentées, un théâtre à lui, il est David le héros qu’elle attendait. » Pour tous, il est un ange qui a perdu ses ailes, un sacrifié, un crucifié, « de l’escarre d’écorché ».
David habite le livre comme l’esprit d’Olivia, sa présence est trop forte pour qu’on l’oublie, qu’on s’en débarrasse ; il disparaît soudain comme il était venu, il fait défaut, il manque. « Olivia y voit l’essence même de la réalité des homeless. Volatile, transient. C’est là et ce n’est plus là. » Il reste de lui des photos, que David n’a pas vues, qu’il n’a jamais demandé à voir. « Agité, souffrant, David offre à l’objectif ses contours douloureux. Autour du cou, le gilet de sauvetage rafistolé, deux pneus VTT, un câble de caoutchouc, du scotch. »
On peut voir la photo de David dans le livre, on peut voir les lunettes et le gilet de sauvetage qui paraît l’étrangler, la bouche ouverte, pour quoi ? un cri ? Olivia parle de sa beauté, chacun de sa douceur, de sa bonté. Un ange. Mais à Los Angeles le paradis n’est pas pour lui. —

Artpress

Par Annabelle Gugnon (avril 2022)

Los Angeles est la ville du rêve. Sophie-Anne Delhomme y a vécu, y a rencontré les homeless, y a écrit Sunset Paradise, un livre où se croisent les désirs déçus de ceux qui sont « venus faire leur ange à Los Angeles » et qui y ont trouvé le bas-côté d’une route d’errance. Ils y ont trouvé aussi la solidarité des coiffeurs bénévoles qui, chaque samedi, coupent gratis au shelter de Santa Monica. C’est là que Sophie-Anne Delhomme a recueilli dans une langue tout en poésie les bribes de vies qui composent la rhapsodie de micro-fictions qu’est Sunset Paradise : « Inuit égaré au soleil, il vient d’Alaska… » « Amélia veut très court. [Elle] remercie, récupère son chariot et pesamment retourne dans la rue. » « Jairus attend qu’un météore lui tombe sur la tête, c’est une blague. Il est dans la rue depuis onze ans… » « Beau gosse, mèche blonde, tatouage, Tony Beach Boy […] habite sur la plage de Venice. »

L’auteure n’est pas arrivée seule au shelter de Santa Monica. Elle y a rejoint Olivia Fougeirol qui photographie depuis des années les clients sans-maison de ce salon de coiffure de fortune.
La photographe est l’héroïne principale du livre et la sortie de Sunset Paradise est accompagnée d’une exposition des photos d’Olivia Fougeirol à la galerie Hug. L’accrochage à même le mur, en une manière disparate presque sauvage, remet dans leur ambiance urbaine initiale les chairs tannées et tatouées, les éclats de carrosserie, les fleurs d’autoroute…

Ces images d’Olivia Fougeirol rejoignent le texte de Sophie-Anne Delhomme pour demander sous l’égide du poète de Harlem, Langston Hughes : « What happens to a dream deferred ? » [Qu’arrive-t-il à un rêve différé ?] Se dessèche-t-il ? Explose-t-il ? Mis en exergue de Sunset Paradise, ce poème déplace chacune des vies décrites par Sophie-Anne Delhomme du singulier vers l’universel du désir. —

ANNEXES

Purple MAGAZINE
— The Los Angeles Issue #30 F/W 2018
David Jones

Photography and introduction by Olivia Fougeirol
Text by Sophie-Anne Delhomme
Translation by Peter Behrman de Sinety


I met David in the shelter, where I have three friends who give free haircuts on Saturdays. I’ve been taking portraits of their customers for the past 10 years. One day, David appeared — straight out of a Mad Max movie. I asked him if I could take his picture. He thanked me, said yes, and from then on, every time he came, which was regularly for five years, we did portraits. He’s not very talkative, likely a veteran but not willing to speak about anything too personal. At the beginning of the month, with the little money he gets from the government, he rents a motel room to rest for a night or two. I once ran into him at the 99 Cents store on Fairfax, where he was shopping for sardines and beef jerky. David spends most of his time in the Valley, but also travels great distances on his bicycle. He’s subject to epileptic episodes, which is a major reason for all the protections he wraps himself in, in case he has an attack while riding his bicycle, his “raft.” David is a very gentle person, with the bluest eyes and the most incredible style. An artist, shipwrecked, in LA. — OF

Photo Olivia Fougeirol

Olivia saw him coming before the others. The shelter was crowded that day; you could feel the worry in the air as he arrived helmeted in plastic bags and fluorescent tape, equipped with a life vest, knobby tires, rubber tubes. Long strides. A quick lap around the little space reserved for the barbers. Costume or straitjacket? That day, she sneaked a photo of him.

The next Saturday, after his shave, he agreed to have his picture taken. Grimaces, tortured looks, a one-man theater, keen blue eyes behind dark glasses. Week after week he came back, spoke little, said thank you, always went away in a hurry, except sometimes when he lay down exhausted beside his bicycle. His raft, all done up in his image with foam and fluorescent tape, debris, rags to protect him from the sun, from others, from himself. Prince of castaways, he never parted with his life vest, his bracelet supply of Scotch tape to keep his rig together. One photo after another, he’s David, the hero she’s been waiting for.

For five years, Olivia photographed David at their meeting place, the Santa Monica shelter barbershop. One day, he didn’t show up. She had spoken to him about the book she was preparing; she couldn’t tell if there was a link. Maybe it was time for him to move on. He had given her permission to use his image, in beautiful handwriting signed “David Jones Transient.” She also knew he came from the Valley, a long way even by bicycle, and that he wasn’t young. On the cover, she framed David’s bare legs, stretched out on the concrete of the shelter; they bear the stigmata of the street. Of the fulminate of a ripe volcano, of trance-stone, of patience, of tumors, of cooked tumors, and of the bed-sores of a skinned man. She thinks of the texts of Antonin Artaud. The weeks go by; she hopes he isn’t lost forever. Ah give us skulls of embers / Skulls scorched by the sky’s thunderbolts / Clear skulls and real skulls / Skulls pierced by your presence. David, bare-skulled after a session at the shelter, eyes cast skyward, irises blank. Where are you? SAD

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